Haniel Harlow

Nos matins c’était comme ces petites étoiles, qui s’accrochaient à nos sourires. Elles se pendaient aux commissures de nos lèvres comme la crème des tartelettes. Mais, nous on ne les voyaient pas. Gamins perdus dans nos livres, on écoutait le silence dans ces salles plus ou moins vides, investies comme on aimait à les considérer, de nos seules présences. On ne se souciait que de notre petit monde, celui qu’on imaginait. Ce monde il n’était pas bien compliqué…Une princesse, resplendissante, et à ses pieds deux fringants jeunes garçons.

Un univers qui ne s’aventurait jamais au delà du biotope investit, seul environnement concevable ; des murs blancs, hôtes de l’institution, qui n’était rien d’autre à nos yeux que la famille tant rêvée, ardemment désirée. Immense terrain de jeu, aux multiples secrets que l’on était à des lieues de capter. Un trio. Entre nous, il s’agissait surtout d’une connexion subliminale qui n’avait aucunement besoin de palabres sans consistance pour assurer cette connivence. On grandissait sous ces plafonds, nos voûtes célestes de béton armé. Mais on avait jamais vraiment connu les étoiles alors qu’est ce qui pouvait nous paraître plus réconfortant, rassurant, que ces surfaces sans âges, planes et sans aspérités ?

C'était doux, le murmure de ses lèvres sur ma nuque, et j'étais bien à y songer.
Je n'ose pas la dire amoureuse parce que ses yeux sont sans fond, on marche sur des roseaux alors forcément, ça plie. Ça a commencé alors que nous perdions pieds dans des mots sans importances, digérés par l’immense canapé de la salle de jeu, et j'ai aimé. C'était comme un film mièvre sauf que je n'avais pas envie de rire tellement j'étais bien, elle au creux des bras. C'était juste ça: d'aimer les ombres brunes, ces ombres dans "je t'aime", d'aimer cette nuit qui tombait si tôt, cette nuit toujours plus longue que je passais à ses côtés. Autant de minutes pour nous. A cette époque je suis jeune.

A cette époque je rêve. A cette époque tout est grand, et depuis longtemps j'aime la sensation d’interdit qui couvre nos baisers, j'aime l'obscurité des jours, j'aime vivre en ce biotope façonné pour mon unique bien être et celui de mes proches.

Je me contente de ce qui m’est offert. J’ai une vague conscience qu’un mot domine les lèvres de certaines consciences amicales, « l’extérieur ». Et ses mystères. Mais je n’ai pas besoin d’expectatives, mon existence rodée me suffit, je ne me préoccupe guère de ce qui existe probablement au delà de mon univers, je n’y vois pas grande nécessité. Mes rêves et ma romance sont seules source de ma considération. Les adultes qui sont en charge de nos personnes et de notre éducation sont satisfaits de mes résultats. On me dit élève prometteur. Autour de moi des connaissances qui prennent plaisir à fréquenter mon éternelle jovialité et ma générosité facile. On me donnerait le bon dieu sans concession. Je n’ai aucune connaissance d’une existence de laquelle je pourrais tirer d’avantage de satisfaction. J’use de ce que l’on nomme don, pour apaiser l’esprit d’une Rachel parfois dépassée par ses propres capacités. Don… Mon frère lui aussi, camarade de chaque instant, se détache du lot... Pour ses capacités certaines et ses actes de "rebellion". L'autorité que je respecte afin de n'être point inquiété est pour lui source de dédain.

Heureux les simples d’esprit.

J’ai vingt ans et suis un Hunter respecté de ses compatriotes.
Mes actes s’inscrivent moins dans le cadre d’un boulot que dans celui d’une mission personnelle. Je me suis désormais habitué à parcourir ce monde que je n’aurais jamais imaginé si vaste. J’ai appris à apprécier ses richesses, et ma peau ne demande qu’a se gaver de bourrasques salvatrices… Pour autant je n’ai pas l’esprit si enclin à me laisser submerger de ses bonheurs empiristes tant que je sais que pullulent encore nombre de Witches. Comme la sensation d’un bonheur égoïste alors qu’il est de mon ressort de veiller à l’élimination de ces menaces multiples. Parasites gangrenant le quotidien d’individus sans défenses possibles. Il y’a quelque chose qui m’échappe dans leur volonté d’exercer de la violence gratuite et déraisonnée. J’assomme régulièrement mon frère de discours sans fin prônant l’équité et la nécessité du résultat final de nos missions. S’il m’écoute toujours avec attention je doute qu’il soit aussi convaincu que moi. Qu’importe. Nous restons terriblement efficaces. Samaël...Haniel... Nos prénoms usuels ont disparu avec l'âge de raison et des responsabilités. Comme une offrande à l'univers hostile mais dont nous restions les Princes qui se dévoilait alors à nos consciences.

Mais déjà la partition est gagnée de tiraillements. Les spasmes d’un quotidien qui se voudrait trop limpide.

Spectateur des capacités défiant toute attente qui rongent Lilith.
Alors lorsque le présent dérape sous son don, je m’efforce de masquer ce qui risquerait d’être considéré comme bavures par quelques hauts placés. Avec l’aide précieuse de mon benjamin. Et nous ramassons cette tierce âme sans laquelle nous ne saurions nous définir, voir exister. Et je ne peux que constater l’état dans lequel ces forces intérieures abandonnent son esprit. Linceul persistant, no man’s land ou couve le doute et le fœtus de la remise en question.

Le coup de feu fait encore écho en moi... là où le monde crie encore. J'entends le glas de cadavres qui s'entrechoquent et imagine la vue glaçante de la mort en masse. La jungle peut être métaphorique. A l’instant la jungle c’est ma conscience immédiate des évènements. Et cette jungle est d’une beauté noire, agressive, calquée sur l'agonie, avec ses cohortes de rires diffus, ses processions d'ombres agencées de façon précise et hypnotique, ses nœuds encore chauds de la langueur d'un pas. La splendeur y vibre en notes crades. Et les êtres sont sans âmes, attachés à inspirer l'air comme des asphyxiés, crucifiés la tête à l'envers. Le cri vient des entrailles et grouille dans les miennes, réfugié et fantôme, martelé par les crampes et le dégoût de soi. Je me regarde me traîner : mes jambes sont des guenilles, la crasse est dans mon cœur. J'avance à contre-courant, la scène est épique ; je glane la douleur en slaves compactes, passionnées. Ma vision est criblée de cet unique flash et s'estompe tandis que résonne cette détonation sans fin. Le fracas de la nuit bouscule l'unique rayon de soleil. Lilith. L’ombre de la femme incarnation de la faucheuse dévastatrice, s’évanoui : seuls ses contours sont visibles, ainsi que ses yeux clairs, brillants, acérés. Et je sens la neutralité des lieux qui se contente si bien de cette soudaine violence.

Plus rien ne filtre. Me voilà seul dans le bide du diable.

Je tente de reprendre mon calme. L’air gémit sous la porte qui s’entrouvre. La torpeur est palpable, envahissante. Le décor est figé, léthargique, engourdi jusqu’à l’os. Tout semble avoir été généré à l’instant même, devant moi, immaculé de la souillure des jours, le visage triste et innocent de la première véritable respiration. L’ultime souffle de l’innocence qui s’éloigne au profit d’une ample prise de conscience. L’atmosphère est guerrière par nature, montre les crocs immobiles et odorants du doute. Je suis seul. Vomir tout de mon être, des glaires de l’existence, et s’en aller en courant, fou, désormais dévêtu de ma naïveté. En proie au délire, je me mets à suer sur place les dernières putains de terreurs encore coincées dans mon corps. Les secondes sanglotent comme des heures et je vois se profiler un linceul comme seul avenir.

Pour la première fois je me sens impliqué. Dans quelque chose qui me dépasse encore. Jamais je ne me suis crié si fort : c'est ma faute. Je dérive vers ce corps inerte. Lilith. Et suintent enfin en moi les échos de sa lucidité, son extrême et dangereuse lucidité qui la rendait vulnérable à tout, à elle-même, aux autre… On nous a trompé.

Lilith.

Ta voix de gamin asphyxiée par l'absence, inconcevable, et l'insensée séparation soudaine, ton être asséché par la soudaine, évidente, foudroyante fatalité, le manque d'être, le défaut de ce qui avait été promis, le manque à être ensemble, le cruel défaut infligé, l'inflexion victimaire, ton être infecté de preuves que rien ne pourrait désormais suivre le cours naturel de cette rivière qui asséchée te dévoile ce décor funeste que tu ne pouvais soupçonner jusqu’alors, mais que tu devines désormais présent depuis ton enfance. Tu sais que tu jouais avec des tessons de verre quand t’étais mioche, à défaut de cubes. C était si froid…Ces mêmes tessons t’arrachent ta mémoire, lacérant les tentures qui masquaient la vérité, cruelle vérité. Abject manège.

Le monde peut aller se faire voir, tout ce qui avait un tant soit peu de sens se révèle terriblement désuet tandis que tu t’accroches par ton don aux dernières traces de conscience de l’esprit de celle qui s’échoue dans tes bras. Puissance décuplée par la douleur… Tu sombre dans les méandres du coma avec elle. C’est tout ce que tu désires. Ton âme enchaînée à la sienne vaille que vaille…Et puis elle t’abandonne au seuil du point de non retour, d’une pensée tendre mais ferme. Cet univers n’est pas pour toi, trop hostile, même pour le téméraire amoureux qui s’y engagerait volontairement avec l’énergie du désespoir. Violemment rejeté sur les rives de ta propre léthargie.

Et puis un semblant de raison te gagne. En fait ce n’est qu’instinct de survie. Parce qu’elle ne s’est pas éteinte. Quoi qu’on en dise. Bande de pantins mal huilés, si elle vous causait tant de problèmes fallait pas se contenter d’une balle. Sourire d’espoir. Samaël. Y'a pas meilleur. Il a dans le fond de l'âme une putain de petite fleur qui se transforme en phare quand il fait trop noir. Un frangin d'amour, quoi. Un obstiné.

La crainte pernicieuse se glisse dans mes entrailles alors que je sais les fauves en quête de notre présence. Des fauves aux visages si familiers, à la volonté impériale d'éliminer les menaces éventuelles. Je regrette le monde articulé, mécanique, anesthésié… Les valeurs qui étaient miennes ont changé. Comme quoi la perception de la réalité n’est jamais objective et ne dépend que de peu de choses. Nous vivons désormais pour tous ceux que nous avons côtoyé, dans le déshonneur. Une réalité qui aurait pu me paraître inacceptable il y’a quelque temps. Je ne souhaite plus rien, le désir de la performance s’est évanoui. Je n’ai plus envie de plaire, de satisfaire la famille à laquelle j’avais toujours cru appartenir. Je ne veux plus de masque. Ma seule motivation est de faire payer à cette organisation son infidélité envers ceux qui l'ont servis au prix de leurs vies. J'ai trop longtemps été naïf. Aveuglé par mes convictions d'effectuer un ménage nécessaire chez les witch. Je ne sais plus qui je suis et pourtant ne regrète rien.

Je ne pourrais jamais rien changer à ce qui m’enceint, je ne peux que transfigurer le regard que j’y porte. Tardive résolution, entravée jusqu’alors par l’écœurant carcan de mes puériles, inutiles, stériles considérations bien-pensantes. Les fers de ce que je croyais être l’empreinte divine de la conscience du Bien cèdent à mes chevilles écorchées d’avoir trop tirer.

Cet appartement est gris, tout gris, et il soupire sans cesse.
La nuit s’assombrit. La lune s’est enfuie. La peur m’étreint le cœur… L’innocence n’encense plus mes jours.
Qu'importe que cette foutue ville soit plus belle que les précédentes, qu'il y fasse plus froid, qu'on y mange mieux dans les poubelles, qu'importe. Qu'importe qu'elle crame. Je ne bouge plus, je ne bougerai plus. Jamais. J'ai trop mal au cœur, les jambes coupées par les jours. Il faut qu'elle survive.

La Princesse comate, et les deux jeunes garçons de l'histoire ne sont plus si candides.
Le terrier a remplacé le palais et les jeux innocents s'évanouissent au profit de la négation de la condescendance.